01/09/2022 - ARTICLE
Une manière d’être au monde - Bénédicte Ndjoko, historienne

Afroféminisme

La violence est l’ADN de tout système d’oppression.

Le moment colonial est particulièrement révélateur de cetteviolence pour les femmes africaines. Hypersexualisation, viols, tortures,humiliation du corps féminin noir sont, entre autres, les bienfaitsqu’apportent la colonisation. Il s’agit alors de se libérer  de ce système mais aussi du mâle blanc qui lereprésente. Ceci ne saurait être la seule action des hommes et pour des femmescomme Andrée Blouin, née d’une mère centrafricaine et d’un aventurier français,surnommée la «Du Barry du Congo» ou encore «une prostituée déguisée», du faitde son engagement politique auprès de Patrice Lumumba ou Sékou Touré, lesluttes de libération nationale passent nécessairement par l’activisme social etpolitique des femmes. Il en est de même pour les femmes de l’Uniondémocratique des femmes camerounaises (UDEFEC) qui luttent contre lecolonialisme français dans les années 1950 et qui inscrivent leur action dans cequi est interprété aujourd’hui comme un cadre féministe, en affirmant l’égalitédes femmes dans la lutte. Aussi, leurs revendications s’insurgent, entreautres, contre les discriminations raciales mais aussi contre le travail forcéet le manque d’éducation. Si les indépendances neutralisent pour les femmesafricaines l’action du patriarcat colonial raciste et sexiste, très vite laquestion de la subordination des femmes refait surface. Même si différentesorganisations féminines et les rôles qu’elles ont joué durant le momentrévolutionnaire sont reconnus par les pères des indépendances, les femmes sonttout de même privées de leur voix car ce qu’elles ont à dire est incompatibleavec la narration anticoloniale du moment. Des groupes de femmes liés au nouveauparti souvent unique sont institutionnalisés et sont priés de rester aphonessauf pour exalter les luttes de ce qui devient déjà le passé. Toutes ne vontpas garder le silence et cette période va leur permettre d’approfondir et deréexaminer les enjeux liés aux questions de la libération et de l’émancipationdes femmes africaines. De mai 68 au black feminism étasunien, en passant par lapremière Conférence mondiale sur les femmes de 1975 à Mexico, les influencesviennent de partout. Les prises de parole des femmes africaines seront alorssouvent vues et critiquées par les hommes comme la preuve de ladépersonnification de la femme noire sous influence individualisteoccidentale.  

C’est notamment contre cette vision réductrice et patriarcaledes revendications féminines qui dénie toute agency aux femmes africaines quela Sénégalaise, Awa Thiam, sortira son livre La parole aux négresses, en 1978,un an avant Une si longue lettre d’uneautre Sénégalaise, Mariama Bâ, qui remet en question la polygamie et les ritesde veuvage. Thiam invite des femmes africaines à faire entendre leurs voix pourdire les différentes formes d’oppressions qui constituent leurs quotidiens maisse défend d’écrire une livre féministe. La singularité de son livre vient dufait que la parole des femmes en est la matière principale, et met ainsi enavant la question du genre mais aussi les oppressions liées à la classe et ausexisme.

Cet axe de réfraction, on le retrouvera également sous laplume de l’Afro-Américaine Belle Hooks quelques années plus tard. Celle-ciconstate qu’historiquement, l’argument central constituant le noyau de la lutteféministe était que l’oppression que subissaient les femmes était due à leursexe. Ce combat, d’abord restreint à certains petits groupes intellectuelsféminins occidentaux, a su se frayer un chemin parmi les cultures populaires,qui l’ont uniquement lu comme un combat pour l’égalité homme-femme. A celas’est aussi ajouté l’idée pour certains que la lutte contre l’oppression desfemmes relevait avant tout d’une envie de la part des femmes d’être des hommesou encore que la détestation des hommes était ce qui poussait les femmes àagir. Cependant que la question féminine se politisait et trouvait ses voixthéoriques en France en la personne de Simone de Beauvoir, en Betty Friedanoutre-Atlantique, force était de constater que cet engagement pour les droitsdes femmes était uniquement fondé sur l’expérience des femmes blanches. Lesexpériences parallèles, celles des femmes non privilégiées, les femmes blanchespauvres, les filles-mères, les ouvrières, les paysannes, lesnative-Américaines, les femmes noires, étaient occultées. C’est précisémentl’ignorance de ces femmes autres qui poussera Bell Hooks a prendre la plume en1984 et écrire Feminism is for Everybody.Hooks discute notamment la position de Betty Friedan en arguant que celle-ci selimite à ne dépeindre que la domination masculine vécue par les femmes blanchesmariées appartenant à la bourgeoise. Cependant, l’analyse de la situation desfemmes noires, par exemple, montre qu’elles vivent une expérience unique encela qu’elles se trouvent à la confluence de différentes formes d’oppressions.Par cette critique, Hooks avance, bien avant le concept d’intersectionnalitéforgé par Kimberley Crenshaw, l’idée que la race, le sexe et le sexisme jouentun rôle fondamental dans la discrimination des femmes hétérosexuelles, trans etlesbiennes noires.  

Le travail de déconstruction de l’oppression qu’assument lesféministes noires d’Afrique, d’Amérique ou d’Europe montre la nécessité pour lemouvement de réarticuler sa définition, de ne plus parler de féminisme mais deféminismes. Il s’agit de prendre en compte le lieu d’où l’on parle, de ne passeulement considérer l’oppression avec un grand O, mais analyser également lesdifférentes formes de violences appliquées au corps noir féminin et qui ne sontpas forcément cumulatives. Il s’agit de reconnaître que nous avons des viesintersectionnelles qui nous obligent à faire face à des problèmes spécifiques àdes temps T.

L’histoire des féminismes noirs, c’est l’histoire d’unengagement qui investit le politique afin de combattre toutes les formes dedéshumanisation endogènes et exogènes que connaît l’être féminin noir, enaffirmant qu’elles ont une voix et qu’elles comptent l’utiliser pour changer lasociété. Il faut dès lors entendre cette prise de parole comme une analyserigoureuse sur la domination et le pouvoir, une entreprise de libération quiinvestit les lieux de sororité, les universités, le politique pour en faire unephilosophie, une épistémologie qui disent une manière d’être au monde. Ce sontces féminismes-là dont sont aujourd’hui héritières les jeunes féministesafricaines noires, afropéennes et afro-américaines pour qui la suprématieblanche, le patriarcat, l’impérialisme capitaliste, le sexisme, le racisme sontencore une réalité.