08/02/2023
Sylvie Makela, Aïcha Besser

Théâtre: Une carte noire nommée désir, de Rebecca Chaillon

Cet article a été publié dans le journal Les Amis du TPR du Théâtre Populaire Romand en Janvier 2023. Le spectacle "Une carte noire nommée désir" se jouera au TPR les 16 et 17 mars 2023, réservez vos place

Alors, on déconstruit ?


Décor : théâtre de Vidy à Lausanne. Salle du Pavillon. Devant nous, un vaste espace dont le
sol est recouvert de grandes bâches de plastique blanc. Un sol souillé, sur lequel se
répandent en grosses flaques brunes, des glaçons suspendus au plafond, goutte après
goutte, inexorablement. Une voix de caissière de supermarché dans un haut-parleur, nous
invite poliment à nous « séparer », pour un meilleur confort.


Nous voilà séparé·e·s. Non pas par le Röstigraben, mais par la ligne de l’afrodescendance.
Bienvenue en mixité choisie. Une nouvelle forme d’« apart-heid » au sens littéral du terme,
une manière contemporaine de choisir librement de se séparer, d’être en état de séparation
momentanée, ponctuelle, légère. Non pas pour rejeter l’Autre, mais pour prendre mieux
soin de soi et des siens, ces personnes qui aux hasard des gènes et des descendances, des
trajectoires de celleux qui nous ont précédé, nous ressemblent. Ces humains qui sont
enfermés comme et avec nous dans cette même construction sociale qui tend à vouloir sans
cesse raboter les champs des possibles et des pensables.


Alors on s’installe, de part et d’autre de la salle, les un·e·s dans les gradins et les autres dans
de confortables fauteuils, en sirotant leur welcome drink, appréciant leur privilège…noir.
Alors, déconstruisons ! C’est la proposition audacieuse, brillante, pleine de finesse de la
metteuse en scène Rebecca Chaillon. Surfant habilement sur le fil des sensibilités, des
susceptibilités, regardant droit dans les yeux le sentiment de malaise qui cherche à s’infiltrer
par les interstices de la salle sur 160 intenses et longues minutes. Les huit comédiennes
« soeurcières » afropéennes se tiennent élégamment en équilibre, sans jamais tomber, ni
ajouter la goutte qui ferait déborder…nos tasses de café.


Dans cette pièce, les corps, souvent nus, se mettent pleinement au service de la
performance artistique, quitte à les malmener en les frottant à la javelle ou à en faire
l’offrande généreuse et désintéressée aux regards qui les épient sous leurs coutures les plus
intimes. Les corps lâchent prise, ne s’excusent plus d’être ce qu’ils sont. Ils sont fiers et
renvoient les spectateur·ice·s à leurs propres fantasmes ou étroitesses d’esprit, sans jamais
se soumettre. Ils résistent, s’empouvoirent, s’affranchissent des pensées qui ne leur
appartiennent pas.


A chacun sa ref’
La performance orchestrée par Chaillon s’adresse bien aux deux côtés de la salle. Pourtant,
les mêmes images, textes, chansons semblent s’adresser en différents langages à l’un ou
l’autre côté de la scène. Chacun·e recevra, entendra et comprendra celui qui lui est destiné
selon son vécu, ses références et sa position sociale.

Dans son spectacle, Chaillon convoque des chanteuses, auteures et interprètes afro
américaines - telles des grandes sœurs pionnières et bienveillantes, qu’elle ira parfois
jusqu’à traduire en français - comme pour insister sur ce double langage et permettre au
public de s’en imprégner et de se l’approprier.

Même si les niveaux d’analyses sont multiples et appartiennent à chacun·e, en tant que
femmes afro-suisses, membres du comité d’organisation du Festival Black Helvetia – nous
nous aventurons avec beaucoup de plaisir à vous proposer ces 4 pistes de lecture
personnelles.


1. Qui observe qui ?
En préambule du spectacle, il y a donc séparation : d’un côté les personnes noires et afro-
descendantes*, de l’autre, le reste de l'audience, majoritairement blanche. Le dispositif
produit une situation de face à face dans laquelle le public noir se trouve dans une situation
de privilège comparable à un vol en première classe (fauteuils confortables, boissons
offertes, proximité avec la scène).
À nos yeux, pas de vengeance symbolique. Plutôt une manière de mettre le public noir dans
une posture plus inhabituelle d’observateur et non d’observé. Une manière de lui offrir un
autre regard, d’autres perspectives. L’occasion de prendre pleinement conscience de son
entourage et de la puissance de la communauté.

2. Un écho à la déshumanisation des corps noirs
Un premier tableau long et malaisant met en scène une femme noire au corps et au visage
“peint” en blanc, vêtue d’un uniforme de travail blanc. Elle nettoie énergiquement le sol
avec ce qui semble être de la vraie javel. L’odeur ne trompe pas. A force de frotter
péniblement, elle finit par se libérer de ses vêtements jusqu’à se retrouver complètement
nue. Là, elle se lave le corps avec le produit utilisé pour le sol, avant d’être rejointe par une
autre femme afrodescendante, qui termine sa “toilette” et lui tresse les cheveux avec de
lourdes cordes.


Dès les premiers instants, ce corps est invité à nous rappeler ce à quoi sont trop souvent
réduits les corps des femmes noires: au travail physique et intense ou à l’hypersexualisation.
Un corps privé de sa préciosité et de sa délicatesse. Un corps dont on fait usage. Un corps,
outil de travail ou outil sexuel.


En filigrane tout au long du spectacle, ce thème central permet de dénoncer, mais surtout de
transcender et proposer une autre vérité, une autre image des corps des femmes noires, qui
se métamorphosent tout au long du spectacle de manière ludique et extravagante.


Ce tableau tend également un miroir âcre aux spectatrices noires en les questionnant sur ce
qu’elle “acceptent” de faire subir à leur propre corps: éclaircissement de la peau avec des
produits chimiques hautement nocifs ou port d'extensions lourdes et douloureuses qui n’ont
plus grand chose à voir avec l’utilisation de la laine dans l’art traditionnel des nattes
capillaires.


Ce qui nous amène à la question du soin, qui occupe également une place centrale. Que
signifie le soin? Comment prenons-nous soin les unes des autres dans un contexte parfois
hostile? En quoi le soin sous ses formes les plus variées constitue-t-il un mode de
résistance ?

3. La « gênance » ou le rôle nécessaire du malaise
Nécessaire et parfaitement dosé, le malaise nous force à adopter une posture d’écoute,
d’engagement et de remise en question. Aucun risque de s’assoupir pendant ce spectacle,
qui nous tient sur le qui-vive , ni de rester indifférent·e ou de ne pas voir.
Le malaise n’est sans doute pas ressenti au même moment, ni même pour les mêmes
raisons par les un·e·s et les autres. Il en va de même pour les rires d’ailleurs (le spectacle est
très drôle!). Évidemment, les publics s’en aperçoivent. Et cela contribue de manière
particulièrement intelligente à la prise de conscience des réalités, des contraintes et des
privilèges des un·e·s et des autres et de la manière dont cela impacte.

4. Derrière toute société prospère se cache une femme noire
Ah, le travail des femmes noires! Des champs de cotons, de caoutchouc ou de cacao à la
femme de ménage, nounou, aide-soignante, elles portent la charge, dans l’ombre, de nos
personnes âgées, de nos enfants, de nos malades, de la bonne tenue de nos hôtels, de nos
supermarchés, et de nos restaurants.


Encore une fois, Chaillon la magicienne, parvient à la fois à dénoncer et à transcender en
rajoutant quelques couches d’abstraction et d’absurde. En réunissant des femmes noires et
afrodescendantes artistes, intellectuelles, pleines d’humour, dotées d’un point de vue
articulé sur leur environnement, elle nous montre à quel point en réduisant les femmes
racisées à des rôles de subalternes, la collectivité se prive de perspectives, de créativités et
de contributions essentielles à nos sociétés.


Au-delà des méninges qui sont remuées, émues, Rebecca Chaillon nous offre de la beauté,
de la poésie et de l’humour à travers des gestes acrobatiques et les pirouettes oniriques
d’une femme arrimée à un cerceau géant. Des chants, des textes, des batailles grinçantes de
mousse au chocolat et des batailles jouissives de mousse de lait. La scène finit par
ressembler à un énorme champs de bataille et les comédiennes s’en retrouvent
déguingandées et décoiffées. Mais ne vous inquiétez pas, à la fin, tout sera « putzé », les
travailleuses de l’ombre, petites mains invisibles auront miraculeusement tout remis en
place, comme si rien de tout cela n’avait eu lieu.


Le spectacle nous laisse avec des images plein la tête et quelques futurs débats en prévision.
Ce qui est certain, c’est que ce tour de passe-passe de l’autrice, metteuse en scène,
performeuse, comédienne, afro-féministe et militante queer, donne une merveilleuse
possibilité à des femmes afropéennes d’être actrices, dans tous les sens du terme, d’une
transformation sociétale.


Les autrices du texte :

Sylvie Makela est Vice-présidente de MélanineSuisse, Responsable Relations publiques et programmation du Festival Black Helvetia, Directrice & Co-fondatrice de Tribus Urbaines SA.

Aïcha Besser est Responsable communication, programmation & rédactrice du Festival Black Helvetia, Spécialiste en communication institutionnelle dans le domaine environnemental, CLIMACT (UNIL/EPFL).


Le Festival Black Helvetia est un festival pionnier, initié par l’association MélanineSuisse, dont
l’importance nationale a été reconnue par la Commission fédérale des migrations en 2021.
Sa prochaine édition se déroulera à Neuchâtel au printemps 2023.
*Pour simplifier la lecture nous utilisons par la suite le terme « noir », mais entendons
toujours « noir et afrodescendant »